C'est un beau roman

Faites du bruit pour le dernier Dennis Lehane

Après une trop longue absence (6 ans depuis son dernier roman), Dennis Lehane revient avec un très grand roman de la trempe de Mystic River ou de Shutter Island, Le Silence.

Dennis Lehane, interrogé sur le pourquoi de ce roman, a expliqué qu’enfant, il a été frappé par le racisme de certains membres de sa communauté blanche irlandaise et interpelé par le fait que des personnes, par ailleurs adorables, puissent être profondément racistes. Dès 9 ans, il a ressenti de la colère face à ce racisme et cette colère a toujours nourri chez lui l’écriture.

Crédit photo . DR, The Boston Globe

Le contexte du roman : la déségrégation

En préambule, l’auteur rappelle dans une note historique le contexte de son roman.
Le 21 juin 1974, le juge fédéral W. Arthur Carrity Junior, constatant que le comité de l’enseignement public de Boston a systématiquement désavantagé les élèves noirs dans les établissements de Boston, décide de transférer quotidiennement en bus des enfants des quartiers majoritairement blancs vers des écoles des quartiers majoritairement noirs et inversement pour mettre un terme à la ségrégation dans les lycées publics de la ville. On parle alors de déségrégation et de busing (pour le transfert en bus). Les lycéens et leurs parents ont 90 jours pour s’y préparer et des émeutes ont alors lieu pour protester contre cette décision.

crédit photo . AP

En savoir plus sur le busing :
Desagregation Busing, Boston research center
The struggle to desegregate the Boston Public Schools (vidéos)

Des personnages qui luttent pour briser Le Silence

Mary Pat habite South Boston, un quartier ouvrier qui compte une forte communauté d’origine irlandaise. Elle élève seule sa fille Jules, 17 ans, et cumule deux jobs pour payer les factures (quand on parle aujourd’hui de travailleurs pauvres, on se rend compte que cela n’a rien de nouveau).

A propos de Jules, Dennis Lehane écrit :

Elle est douce, féminine jusqu’au bout des ongles et en attente d’un coeur brisé, comme le mineur est en attente d’un poumon silicosé. Mary Pat sait pertinemment que ça va arriver.

L’auteur installe les personnages qui gravitent autour de Mary Pat : Brian Shea, au service de Marty, chef de la mafia locale, Ronald Run Collins, petit ami de Jules, Brenda Morella, sa meilleure amie, Kenny, l’ex-mari de Jules parti au bout de 7 ans de mariage. Il peint peu à peu un portrait riche et tout en nuances de la communauté de South Boston et de cette aide-soignante, prête à tout pour sa fille.

Au travail Mary Pat est amie avec Dreamy, qui incarne « la bonne noire »:

mais c’est une amitié entre Blancs et Noirs, pas le genre d’amitié où on échange son numéro de téléphone.

Cette collègue de son vrai nom Colliope Williamson, est absente un matin au travail et rapidement Mary Pat déduit qu’Augie Williamson, retrouvé mort sur les rails du métro, est son fils. Au même moment, sa fille disparait. Et si les deux événements étaient liés ?

C’est à travers cette disparition et ce meurtre que Dennis Lehane dissèque le racisme qui anime la communauté de South Bouston. Les Noirs sont vus la plupart du temps comme des voyous et responsables de la présence de drogue dans le quartier.

Appelez-les niaks, appelez-les nègres, appelez-les youpins, « micks », métèques, ritals ou bouffeurs de grenouilles, appelez-les comme vous voulez, pourvu que vous leur colliez un nom quelconque qui enlève une couche d’humanité à leur corps quand vous les évoquez. C’est ça, le but recherché. Si vous pouvez faire ça, vous pouvez faire en sorte que des jeunes hommes traversent des océans pour aller tuer d’autres jeunes hommes ou vous pouvez aussi les faire rester ici, chez eux, et leur faire faire la même chose.

Ce que j’ai appris aussi au passage, est que la vague d’immigration qui a eu lieu aux Etats Unis a été provoquée par la grande famine irlandaise (1845-1851) ayant causé un millions de morts.

Un autre formidable personnage est celui de Bobby, un flic qui est parti se battre au Vietnam et qui, à son retour, est tombé dans l’héroïne. Il a depuis décroché mais face à l’injustice, la tentation de replonger est grande. J’ai souvent été frappée, pendant ma lecture, par le talent de Dennis Lehane pour installer une atmosphère à un instant précis en seulement une phrase :

Ils entendent au loin, la circulation sur la voie rapide du sud-est, un bref coup de klaxon, le crépitement et le bruit étouffé des pneus des camions.

Les jours passent et Jules ne revient pas . Mary Pat va alors aller chercher elle-même les réponses à ses questions, n’ayant plus rien à perdre, elle va tout faire pour briser le silence qui l’entoure. Et la vérité va balayer toutes ses certitudes.

Crédit photo : DR, source The Boston Globe

Du très grand Dennis Lehane avec des phrases qu’on lit et relit en applaudissant intérieurement leur justesse et leur puissance ( bravo au traducteur François Happe).

Si ce roman est universel, même si on n’est pas américain, ni irlandais et qu’on a jamais côtoyé de près comme de loin l’univers de la mafia, c’est parce qu’à travers cette histoire, l’auteur dit la difficulté d’être parent, ce besoin quasi inconscient de vouloir protéger nos enfants de toute souffrance alors que c’est impossible.

Le Silence m’a ému, m’a fait sourire aussi parfois car dans un monde très sombre, l’humour affleure par moments. J’ai retrouvé dans Le Silence, la même volonté de la part de l’auteur que Joyce Carol Oates dans Un livre de martyrs américains, celle d’éviter la pensée binaire et simpliste, celle de comprendre un peu plus la complexité et les contradictions de l’Amérique.

Il songe à la possibilité que ce n’est peut-être pas l’amour le contraire de la haine. C’est l’espoir…Parce que la haine prend des années à se former tandis que l’espoir peut déboucher au coin de la rue alors même que vous avez les yeux ailleurs.

Le Silence, Dennis Lehane, 444p, éditions Gallmeister


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